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Quand les entreprises parlent d’IA mais ne l’utilisent pas vraiment (encore)

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Enthousiasme et inquiétudes autour de l’IA

Le débat actuel sur l’IA se cristallise autour d’un triple enjeu : l''enthousiasme pour ses performances déroutantes, la puissance de ses infrastructures, et l'inquiétude face à une possible bulle spéculative.
L’attention se porte surtout sur le grand public et les 800 millions d’utilisateurs hebdomadaires de ChatGPT plutôt que sur les entreprises qui semblent adopter l'IA moins vite que leurs employés.
Avec l'IA, les entreprises cherchent des gains de productivité rapides. L’histoire montre que les véritables révolutions technologiques commencent rarement par l'amélioration de l’existant : elles émergent quand de nouveaux outils rendent possible ce que l’ancien monde n’aurait jamais imaginé.
L’IA est peut-être perçue un peu trop tôt comme une révolution, portée par une vitesse de développement sans précédent. Mais le meilleur reste à venir.
 

L’adoption encore limitée en entreprise

Si l'adoption par les particuliers est établie, c’est moins clair pour les entreprises… pour le moment.
Nous vivons un paradoxe. L'IA est sur toutes les lèvres : taskforces, projets pilotes, stratégies internes, dirigisme des États… Pourtant, dans beaucoup d'entreprises, les tableaux de bord officiels de l'IA restent maigres, tandis que les employés utilisent discrètement ChatGPT et équivalents pour réfléchir, se documenter, chercher, apprendre, écrire ou coder et... se distraire.
L’IA est partout - du PC au smartphone - mais reste encore en marge du véritable fonctionnement des entreprises.
 

Revenus de l'IA, limites et perception

Car l’essentiel des revenus de l'IA semble provenir du marché grand public, avec des modèles gratuits/payants - freemium - hérités du Web 2.0, tandis que les revenus d’entreprises offreuses d'IA restent déconnectés de leurs investissements et limités à la personnalisation de systèmes IA et à leur usage. Et il y a peu de visibilité sur les gains de productivité attribuables à l’IA dans les entreprises utilisatrices.
Un rapport du MIT-NANDA d'août 2025, contesté et non validé par les pairs, affirmait que 95 % des projets pilotes d’IA générative aux États-Unis échouaient. Les médias ont publié des interprétations simplistes et des conclusions sensationnalistes et pessimistes sur tout l'IA alors que le rapport est riche d'autres enseignements plus encourageants et instructifs. Et ce n'est pas non plus le seul rapport dans le domaine. Par exemple, QuantumBlack, la branche spécialisée en intelligence artificielle de McKinsey, a publié en juin 2025 un rapport indiquant que huit entreprises sur dix utilisent l’IA générative - preuve que la technologie semble se répandre très rapidement.
Le rapport du MIT-NANDA était aussi contesté car il ne portait que sur 153 dirigeants et 350 employés de 52 organisations pour 300 projets.

Une autre étude (25 septembre 2025) de la société californienne Cloudera (originellement spécialisée dans Big Data) associée à Researchscape a interrogé 1574 responsables informatiques d'entreprises de plus de 1000 employés aux US, EMEA et APAC sur leur utilisation de l'IA.
96 % des répondants déclarent que l’IA est au moins partiellement intégrée à leurs processus métier principaux, 54 % affirment avoir une intégration significative de l’IA, 21 % indiquent qu’elle est déjà totalement intégrée dans leur activité principale. Les modèles d'IA utilisés sont Generative 60%) Deep Learning (53%), Predictive (50%), Supervised Learning (43%), Classification (41%) Agentic (36%) et Regression (24%).
Quelle est la signification de ces 96%?  Selon le CEO de Cloudera il y a une véritable course pour montrer que l’on utilise l’IA au sein des services informatiques des entreprises, parce qu’on a beaucoup mis en avant les succès très visibles : amélioration de la qualité du code, meilleure capacité à répondre aux appels clients, etc. Ces gains sont réels. Mais l’autre phénomène, c’est que si 96 % des entreprises expérimentent l’IA, seules environ 30 % des directions informatiques ont réellement validé ou approuvé ce qui est en cours, post POCs. 
Autrement dit, l’activité avance plus vite que la gouvernance informatique, les règles IT, les structures IT. "Cela crée une sorte de Far West, où l’utilisateur métier - la personne non issue du service informatique - pousse une initiative en IA, parce que son supérieur lui demande de montrer des résultats avec cette technologie."
Des problèmes persistent cependant en ce qui concerne l’accès et l’utilisation des données d’une organisation pour les initiatives en matière d’IA. À l’heure actuelle, très peu de responsables informatiques ont réussi à obtenir un accès complet (100 %) à leurs données. Toujours selon Cloudera, c'est un obstacle majeur à l’adoption de l’IA.
Seules 9 % des organisations ont déclaré avoir accès à l’ensemble de leurs données, et seulement 38% ont indiqué que la majorité des données de leur organisation sont accessibles et utilisables pour l'IA. Cela signifie que de nombreuses organisations ne fournissent à l’IA qu’une base incomplète sur laquelle travailler. Lorsque les données sont inaccessibles à l’IA, ces organisations risquent de passer à côté d’opportunités de marché ou de prendre des décisions fondées sur des informations erronées ou incomplètes.
Mais si ces outils d' IAs peuvent légèrement améliorer la productivité au niveau des employés - en produisant les résumés des réunions, en créant des images ou en rédigeant des e-mails - ils ne vont pas provoquer le changement révolutionnaire des flux de travail qui puisse générer des retours sur investissement importants.
En première analyse, le problème principal n'est pas la qualité des modèles d'IA, mais le "fossé d'apprentissage" pour les outils comme pour les organisations. La principale barrière au passage à la production n’est ni l’infrastructure, ni la réglementation, ni le talent. C’est l’apprentissage.
 

L’IA fantôme et l’autonomie des employés

Alors que la plupart des entreprises n’ont pas encore tiré d’avantages concrets de l’adoption de l’IA, les particuliers, eux, en ont déjà bénéficié.
Ironie : alors que les dirigeants accusent leurs équipes de résistance à l'IA, selon le MIT, près de 90 % de ces dernières utilisent activement des outils d’IA acquis par elles-mêmes. C'est la "Shadow AI " ou l'IA fantôme qui se développe sans contrôle. Comme pour l’introduction illicite de l’iPhone dans l'entreprise à l’époque du légitime BlackBerry, on passe du BYOD (Bring Your Own Device) au BYOAI (Bring Your Own AI): on amène son IA préféré au travail. Et les applications clandestines aux débuts des intranets qui ouvraient la porte à des développements simples et rapides pour les navigateurs.
Le Financial Times relève un autre paradoxe : 374 des 500 entreprises du S&P 500 soit 75 % évoquent l’IA avec enthousiasme devant leurs investisseurs, mais leurs documents officiels insistent surtout sur les risques, ce qui rend cet optimisme pour le moins ambigu.
Pourquoi la lenteur persiste
Ce paradoxe s’inscrit dans un contexte particulier : celui d’une inquiétude croissante quant à la viabilité économique de l’IA, aussi bien pour ses promoteurs que pour les entreprises.
Les médias évoquent en effet la menace d’une bulle, alimentée par les investissements massifs dans les datacenters et la "nouvelle exubérance irrationnelle" comme celle de la bulle internet.
La lente adoption en entreprise s’expliquerait aussi par la nature imparfaite de l’IA générative : probabiliste, difficile à prévoir et à cadrer, elle reste éloignée de l’informatique déterministe actuelle bien maîtrisée. L’incertitude sur sa fiabilité freinerait son usage au-delà des tâches bureautiques. Certains dirigeants la comparent à une ébauche prometteuse : fascinante mais encore fragile pour remplacer des processus critiques. La peur de rater le prochain train technologique (effet FOMO) force néanmoins plusieurs entreprises à avancer dans l'IA.
 

L’imitation, première étape avant l’innovation

L’histoire enseigne que les grandes révolutions technologiques commencent par l’imitation. Aujourd’hui l’IA imite et augmente ce qui fonctionne déjà, une étape pas si inutile car l’imitation précède l'imagination et la création. La télévision a d’abord filmé des émissions de radio, les premiers sites web n’étaient que des brochures statiques, et les premières applications mobiles reproduisaient des sites web existants. Seule une fois cette étape franchie apparaît l’innovation véritable.
Les mainframes ont automatisé la comptabilité et la paie mais aussi permis l'établissement de systèmes mondiaux : réservations aériennes, transferts interbancaires, modélisation scientifique. Le PC a inventé le tableur et la PAO. Internet a généré les moteurs de recherche, l'e-commerce, le streaming, le cloud et les réseaux sociaux. Les smartphones ont réinventé la vie quotidienne autour de la mobilité, la géolocalisation et la vidéo communication.
Aujourd'hui, l’IA en entreprise cherche à imiter en mieux ce qui fonctionne déjà et a bien sûr dépassé le stade de "machine à écrire avec écran" : elle fait des résumés, des e-mails plus rapides, répond aux emails, fait des traductions, des compte rendus, et du codage informatique plus rapide et efficient.
La véritable révolution adviendra lorsque les entreprises passeront la phase d'amélioration opérationnelle et exploreront ce que rend possible ce nouvel outil cognitif et ses nouvelles versions. À chaque époque, la véritable révolution commence lorsque les gens cessent de se demander comment le nouvel outil peut servir leur ancien système - et commencent à se demander quels nouveaux systèmes deviennent possibles grâce à l'existence de cet outil.
 

Vers une adoption stratégique et réfléchie

Mais aussi, les entreprises adopteront l'IA quand elle aura une capacité accrue à s’adapter, raisonner et opérer de façon sûre et contrôlable. Les progrès fulgurants de la recherche, soutenus par des budgets colossaux - surtout aux États-Unis - accélèrent cette évolution.
Historiquement, les sociétés qui ont créé des usages inédits - Google, Apple, Amazon, Facebook, LinkedIn, OpenAI - n’étaient pas celles déjà établies. Elles se sont d'abord développées par le marché grand public grâce à l'effet (réseau) amplificateur d'Internet puis se sont répandues dans les entreprises. L’IA pourrait suivre la même trajectoire : de nouvelles entreprises, encore inconnues pour la plupart, émergeront pour créer des systèmes et usages transformant le travail et déclenchant l’invention de nouveaux produits. Il existe déjà une dizaine de sociétés nouvelles nées avec l'IA générative ou "AI-natives" comme OpenAI et Mistral.
Comme pour Internet ou les smartphones, l’innovation se diffuse donc d’abord par les consommateurs, qui explorent des usages plus riches que ceux disponibles dans leur travail. Même si certains employés préfèrent encore leurs outils personnels d'IA, les entreprises ont raison de lancer des projets IA : ils font évoluer méthodes et mentalités. Cette phase de transition prépare les organisations à accueillir pleinement les prochaines vagues d’innovation et à les exploiter.
L’IA ne sera plus seulement un outil d’optimisation interne : elle deviendra un levier stratégique, capable de donner aux entreprises de nouveaux moyens d'innover avec leurs partenaires, notamment les ESN, les sociétés "natives IA" et les startups.
 

Générique vs. Spécialisé : l'envoi d'experts – les “Forward Deployed Engineers” -chez les clients

Le rapport du MIT indiquait que les entreprises qui utilisent des solutions développées par des fournisseurs réussissent 67 % du temps, tandis que les développements internes ne réussissent que 22 % du temps. Cette différence marquée illustre la complexité du développement de l’IA. En effet, les modèles d'IA standards manquent de connaissances et de nuances spécifiques à chaque secteur. Les outils d'IA génériques ne comprennent pas les exigences réglementaires, la terminologie sectorielle ou les flux de travail spécialisés. C'est l'une des principales raisons des échecs de l'IA en entreprise. Aussi, les projets de développement complexes dépassent les budgets, prennent du retard et échouent souvent à livrer des solutions fonctionnelles.
Les solutions d'IA verticale qui sont entraînées sur des données spécifiques à un secteur et incluent des fonctionnalités de conformité intégrées fonctionnent beaucoup mieux que les outils génériques.
L'envoi des ingénieurs de terrain ou FDEs “Forward Deployed Engineers” sur "la ligne de front" au plus près des clients et de leurs développements IA accélère la pénétration de l'IA dans les entreprises. Ce sont à la fois des développeurs logiciels, des consultants techniques qui diagnostiquent les problèmes du client et des chefs de produit qui définissent la solution à implémenter.
 

Agents intelligents : nature et potentiel

De plus, l'apparition en 2025 des agents intelligents autonomes d'IA améliore substantiellement le paysage pour les entreprises mais ils arrivent avec leurs propres défis d'intégration dont la sécurité.
Ils avaient déjà tenté dans les années 60 une percée mais trop tôt avec les "systèmes experts"  comme DENDRAL puis au milieu des années 90 Clippy, Telescript ou Siri. Aujourd'hui, leur temps est venu.
L’intégration des agents d’IA - des systèmes capables d’analyser des informations, de prendre des décisions et d’agir pour atteindre des objectifs - pourrait s’avérer bien plus transformative pour les entreprises que les chatbots couramment utilisés aujourd’hui. Ce qui est nouveau, c'est que les chatbots sont réactifs, tandis que les agents d'IA sont proactifs. "Un chatbot est comme une calculatrice - essentiellement un outil. Un agent est un collaborateur qui possède sa propre calculatrice."
Les agents IA se distinguent fondamentalement des outils logiciels des décennies précédentes. Contrairement aux API ou aux chatbots, ces systèmes peuvent agir de manière autonome au nom des utilisateurs, fonctionner de façon asynchrone et prendre des décisions sans supervision humaine continue. La promesse de cette autonomie est immense, mais elle s’accompagne de défis de sécurité et de gouvernance sans précédent. 

Un article du Wall Street Journal  : "Les entreprises commencent à voir un retour sur investissement grâce aux agents d’intelligence artificielle" montre que les agents d’intelligence artificielle commencent enfin à produire des résultats concrets pour certaines entreprises pionnières. Longtemps considérés comme coûteux et peu rentables, ces outils se révèlent désormais efficaces dans des cas d’usage précis. A la banque BNY Mellon, plus d’une centaine d’ "employés numériques" automatisent des tâches comme la détection et la correction de failles dans le code, augmentant la productivité sans remplacer les humains. Walmart, de son côté, utilise un agent baptisé Trend-to-Product qui analyse les tendances de consommation et réduit jusqu’à 18 semaines le temps de développement d’une collection de vêtements. Ces exemples montrent que l’IA agentique agit comme un amplificateur de performance plutôt qu’un substitut au travail humain. D’autres acteurs, comme Salesforce et OpenAI, observent également une forte croissance de leurs plateformes d’agents. Si l’adoption reste encore limitée, les premiers retours sur investissement suggèrent que les entreprises ayant pris le risque d’expérimenter tôt pourraient bénéficier d’un avantage durable à mesure que la technologie se généralise.


Agents intelligents : risques et gouvernance 

L'enthousiasme à la fois top-down et bottom-up pour l'IA a propulsé les agents IA en production avant que les cadres de gouvernance ne soient prêts. Le résultat est un écosystème où l’innovation prospère, mais où les vulnérabilités se multiplient. Une illustration frappante est apparue récemment lorsqu’une chaîne de restauration mondiale a déployé un agent de recrutement vulnérable en raison de mots de passe faibles, exposant les données sensibles de millions de candidats. De tels incidents montrent que les risques ne sont pas théoriques, ils sont immédiats, mesurables et coûteux.
Selon une récente enquête menée par Okta, plus de 90 % des sociétés aux Etats-Unis ont des agents en production, mais seulement 10 % sont convaincues que ces systèmes sont correctement gouvernés et sécurisés. Ce décalage révèle une tension profonde au cœur de la vague actuelle de l’IA : la course à l’innovation dépasse la capacité à gérer les risques.
Les entreprises doivent relever un défi plus large : la gouvernance des données. Quelles informations un agent peut-il voir et comment peut-il les utiliser ? Les résultats d’une requête d’un utilisateur peuvent-ils être appliqués à un autre par inadvertance ? 
Les organisations doivent concilier les gains de productivité potentiels des agents autonomes avec les impératifs éthiques et réglementaires liés à la sécurité des données.
L’histoire montre ici aussi que les technologies les plus transformatrices- des mainframes au cloud- n’ont montré des avantages importants que lorsque leur adoption était accompagnée de systèmes de contrôle robustes. Pour les agents IA, le chemin est clair : l’autonomie sans supervision est périlleuse, mais l’autonomie avec une gouvernance rigoureuse pourrait redéfinir le travail dans l’économie mondiale.
Avec cela en tête, les entreprises qui anticipent et expérimentent dès aujourd’hui avec l'IA pourront non seulement accroître leur efficacité, mais aussi inventer les marchés, produits et services de demain.


Une révolution accélérée

La révolution industrielle a pris 80 ans pour se répandre dans la société et l'économie. Pour que l’informatique s’établisse vraiment dans les organisations, il a fallu environ 30 à 40 ans depuis les premiers développements jusqu’à une adoption massive. Pour arriver au même résultat, la révolution internet avec le Web a mis 30 ans. Si le rythme de décroissance se maintient, la révolution de l'IA pourrait se dérouler en une décennie seulement, bien plus rapidement que les révolutions industrielles ou numériques précédentes.
Donc il vaut mieux tenir … et courir.

Georges Nahon
12 Novembre 2025

Sources: Fortune, BigThink, WSJ, Forbes, the Financial Times, Okta, Wired

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