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Quoi de neuf dans la Silicon Valley ?

L'IA rapproche le Pentagone de la Silicon Valley
par Georges Nahon

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Dans la Silicon Valley et aux USA, les investisseurs misent de plus en plus sur les startups de technologie de défense ou "defense tech"

Cette croissance du financement est poussée par un techno-patriotisme en plein essor, dans le contexte de tension avec la Chine et des conflits en Ukraine et en Israël qui rappellent le rôle crucial des technologies numériques modernes dans les opérations militaires. Et le besoin de passer à des cycles beaucoup plus courts de R&D et de production s'est concrétisé face à la menace de la Russie et de l'avance prise par la Chine dans certains domaines militaires comme les armes hypersoniques –"des projectiles capables de voyager cinq fois plus vite que le son".

La nécessité de disposer rapidement d'une puissante force de dissuasion comme le fut la bombe atomique fait son chemin. Il y a le sentiment que le couple militaro industriel a perdu son avance et qu'il y a un risque important que ce retard s'aggrave à l'heure actuelle sans nouvelles mesures radicales.



Ce qui n'est pas sans rappeler le traumatisme créé en Amérique par le lancement par l'URSS en 1957 de Spoutnik, le premier satellite au monde. Dès 1958, le président Eisenhower créait l'ARPA l'agence pour les projets de recherche avancée devenue ensuite la Darpa plus orientée vers la défense, à l'origine notamment de l'Internet et du GPS.

Près de 108 md$ ont été investis dans les defense tech entre 2021 et 2023 soit environ cinq fois plus qu’en 2016, selon PitchBook Data qui prévoit que ce marché atteindra 184,7 md$ d’ici 2027.

Une trentaine de fonds dédiés aux defense tech, aux deep tech, au matériel et aux technologies spatiales ont été créés. Ceci se passe à contrecourant de la récente déflation des valorisations de startups de tech ; les defense tech représentent donc un secteur résilient et en développement.

Mais, l’industrie de l'armement a été dominée pendant des décennies par un club de grosses entreprises anciennes (les "prime [contractors]")  comme Raytheon, Lockheed Martin, Lockheed Martin, Raytheon, General Dynamics, Pfizer, Boeing, Grumman Corp. Déjà, pendant l'année fiscale 2022, les 6 premiers fournisseurs historiques du département de la défense (DOD) représentaient un tiers de tous les contrats de défense aux USA.

Des sociétés issues de la Silicon Valley comme SpaceX, Palantir and Anduril utilisent des fonds privés pour concevoir et fabriquer leurs produits ce qui n'est pas le modèle des historiques. Les technologies commerciales se développent très vite car elles sont régies par la loi de la concurrence du marché. Ce n’est pas le cas du monde de la défense où notamment la bureaucratie impose des délais rédhibitoires à l'époque de l'IA. Un exemple récent est l'utilisation de StarLink, le satellite de télécommunications d'Elon Musk, qui a permis d'assurer des communications en Ukraine malgré les tentatives des russes de brouiller les échanges. Le Pentagone n'a pas avancé de solution comparable.

Signe des temps, à la mi-février 2024, le célèbre incubateur de start-ups de la Silicon Valley - Y Combinator - a annoncé un nouveau fond dédié à la défense, à l’espace et à la robotique. Au même moment un hackaton géant de defense tech s'est tenu près de Los Angeles où les participants étaient invités à pirater des systèmes de surveillance, des systèmes de guerre électronique et à générer des innovations.

Le marché de la défense américaine se transforme et regarde au-delà des actifs lourds comme les porte-avions, les navires de guerre, les avions de combat très coûteux ou les drones très chers.

"Ce sont des actifs parmi les plus vulnérables et dès le premier jour ou la première semaine ou le premier mois de n’importe quel conflit ils seraient ciblés et éliminés très rapidement et donc quand il faut deux, trois, quatre ans pour construire un porte-avions pour 2 md$ et qu’il est détruit la première semaine de tout conflit chaud avec un adversaire, il faut compléter les actifs par de nouvelles technologies, une architecture de force hybride".

Des choses qui peuvent prendre 10 ans à construire d'un côté, et de l'autre des startups qui sont vraiment douées pour le genre de cycle de 12 à 18 mois, passant très rapidement du prototype à la production. L'industrie de la défense américaine est progressivement devenue davantage basée à la fois sur le matériel et le logiciel, et les technologies exponentielles ont forcé le DoD à repenser la façon dont il a traditionnellement acquis ses armes.

Le mouvement actuel de rapprochement de la défense nationale américaine avec la Silicon Valley rappelle des collaborations historiques, comme l'Arpanet, ancêtre de l'internet civil et Google Earth. Les investissements en capital-risque dans les technologies de défense ont doublé pour atteindre 33 milliards de dollars entre 2019 et 2023.

Alors, des nouvelles initiatives du Pentagone comme "Replicator", visant à équiper l'armée de systèmes autonomes motorisés par l'IA, et l'augmentation du financement de son unité d'innovation pour la défense (DIU) dans la Silicon Valley créent des opportunités pour les startups. Le thème central est "l'autonomie des systèmes et des armes" qui est rendue possible par l'IA. Les deux objectifs majeurs de ces initiatives notamment pour s'assurer que les USA ne dépendent pas de la Chine sont l'IA et les drones.

L'idée est de prendre le risque de tester une collaboration avec les startups, ces plus petits acteurs plus agiles, plus axés sur les logiciels.

La CIA dispose aussi d'une société de capital-risque (VC) très active, In-Q-Tel créée en 1999 dans la Silicon Valley pour financer des startups dans les innovations en rupture des domaines du renseignement et de la sécurité nationale. Au mois de mai 2024, In-Q-Tel organise le hackaton de 2024 au "Defense Tech club" de Stanford et à San Francisco.

Le plan du DOD de "Mise en Œuvre de la Modernisation des Logiciels" publié en mars 2023, reconnait l'importance des logiciels modernes dans le développement de la compétitivité. Cette évolution du DoD s'accompagne d'une augmentation du budget de la défense, atteignant 842 md$ pour l'année fiscale 2024 soit 16md$ de plus qu'en 2023, dont 59 milliards sont alloués aux technologies de l'information et à la cyber sécurité. 

L'IA et l'apprentissage automatique (ML) sont des priorités majeures pour le DoD, qui a créé la "Generative AI Task Force" et a publié la "Stratégie d'Adoption des Données, de l'Analytique et de l'IA" en 2023. Dans le budget fiscal 2024, la défense américaine a demandé 1,8 md$ pour l'IA ce qui montre l'importance stratégique de ces technologies dans l'amélioration des systèmes autonomes et l'identification des menaces.

Dans la Silicon Valley où les valeurs comme le libertarianisme ont longtemps été en décalage avec le reste du pays et même anti-establishment, cette montée du néo patriotisme surprend mais ne va pas trop loin non plus vers le conservatisme des anciens. 

Comme le dit un "geek", la défense, c’est bien, mais la guerre, c’est toujours mauvais.
L'IA- la marotte actuelle de la tech qui est bien plus qu'une mode- va jouer un rôle important dans la coopération retrouvée entre la Silicon Valley et ses startups et VCs et les nouveaux besoins du DOD. L'innovation dans le domaine va être substantiellement dopée et profitera également au secteur civil comme ce fut le cas pour Internet et le GPS. Mais cela prendra plus de temps qu'espéré du fait de l'inertie des modèles existants et de la puissance des fournisseurs historiques qui seront assurément à l'affut d'acquisitions de startups expertes en IA et dans l'autonomie des systèmes. 

Georges Nahon
Analyste des technologies numériques de la Silicon Valley et des USA
Avril 2024

Sources : Financial Times, Wall Street Journal, a16z, Washington Post, The New York Times, Fortune, Forbes, PitchBook, Forecast International,  conversations avec des investisseurs et des experts