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Quoi de neuf dans la Silicon Valley ?

Une bulle spéculative explosive dans l'intelligence artificielle générative ?
par Georges Nahon

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Retour vers le Journal

L'intelligence artificielle générative (IAG) est devenue le nouveau mantra de l'ère technologique, suscitant un enthousiasme sans précédent amplifié par les bons résultats des big tech du cloud IA comme Microsoft et Amazon et début 2024 ceux spectaculaires de Nvidia, la société dominante dans les puces IA.

Le chiffre d’affaires de Nvidia au quatrième trimestre qui s’est terminé le 28 janvier a été de 22,1 Md$ a augmenté de 265 % par rapport à l’année dernière et de 22 % par rapport au trimestre précédent. Le bénéfice net trimestriel a augmenté de 33 % par rapport au trimestre précédent et de 769 % par rapport à l’année précédente. C’est ce qui distingue l’enthousiasme pour l’intelligence artificielle des manies spéculatives du passé récent, comme le cannabis ou les actions blockchain comme le souligne le Wall Street Journal.

La valeur boursière a clôturé au-dessus de 2 000 milliards de dollars pour la première fois au début mars. La valeur de l'action a été multipliée par plus de sept depuis le 14 octobre 2022 et a cru de 66% depuis le début 2024. Nvidia a dépassé le pétrolier saoudien Aramco pour devenir la 3ème plus grande entreprise au monde en termes de capitalisation boursière
L'IAG est peut-être le nouveau pétrole…
 

L'ombre d'une bulle spéculative dans l'IA et l'IAG

Mais ce n'est pas parce que les actions montent qu'une bulle est forcément en train de se former. Pourtant, des sceptiques prédisent le pire. Soulignant l'excessif battage médiatique, la ferveur des marchés financiers et les investissements énormes venant des big tech dans des startups, ils évoquent une analogie avec les bulles spéculatives du passé, notamment celle des dotcom (premiers services internet comme Webvan et pets.com) au début du millénaire et celle des télécommunications dans les années 1990.
 

L'IAG semble susciter des attentes excessives

A côté des big tech, des startups se multiplient, promettant des avancées dans tous les domaines imaginables de l'IAG. Les valorisations boursières de certaines entreprises liées à l'IAG semblent déconnectées pour le moment de toute réalité économique, rappelant les excès observés lors des bulles précédentes. Ainsi, les 10 premières entreprises de l'indice boursier S&P 500 sont aujourd’hui plus surévaluées que ne l’étaient les 10 premières entreprises pendant la bulle technologique du milieu des années 1990.
 

Pour l'IAG, l'infrastructure est reine et demande d'énormes capitaux

Au début d'internet l'infrastructure numérique constituait la pierre centrale de l'édifice. Comme il fallait construire le plus rapidement possible le réseau internet, des sociétés établies comme Cisco -en position dominante- ont énormément prospéré à cette époque en fabriquant et vendant en très grande quantités les équipements de réseau, les routeurs aux opérateurs de télécommunications qui les installaient. D'autres vendaient les serveurs internet. 

L'analogie entre Cisco d'hier et Nvidia d'aujourd'hui est tentante. En effet, Nvidia -en position dominante- vend ses puces aux géants du cloud comme Microsoft, Amazon et Alphabet qui installent l'infrastructure de l'IA.

Il y a d'autres acteurs importants dans l'infrastructure de l'IA dont une société dont on parle moins, Super Micro Computer (Super Micro) qui est un assembleur de serveurs IA. Elle a atteint une capitalisation boursière de 50md$ et a cru de plus de 200% depuis le début de 2024. C’est l’un des principaux fournisseurs capables de construire des "clusters" de serveurs basés sur les puces Nvidia pour l'apprentissage et le déploiement de modèles d’IA.

Pendant la bulle des années 90, l’enthousiasme suscité par l’essor d’Internet a aussi conduit les investisseurs à financer des nouvelles compagnies de téléphone qui installaient des nouveaux réseaux notamment de fibre optique qui allaient permettre à Internet de se déployer pour atteindre les utilisateurs.

Cela n'a pas été vraiment rentable notamment en raison de la surcapacité installée basée sur des prévisions irréalistes de croissance rapide et énorme du trafic internet. Une vingtaine de sociétés de télécommunications ont fait faillite à l'époque aux USA dont Worldcom. Ces sociétés souvent nouvellement créées s'étaient énormément endettées pour financer leurs réseaux. La faible vitesse d'adoption d'internet notamment dans les entreprises a eu raison de ces aventuriers.
Mais ceux qui ont vraiment bénéficié d’Internet étaient les entreprises qui pouvaient utiliser l'infrastructure, comme les sociétés de plateformes ou de commerce en ligne, la majorité des Big Tech actuelles dont certaines n'existaient pas à l'époque.

Ici, l'analogie avec la bulle internet/télécommunications voudrait que les gros acteurs du cloud, les hyperscalers, fassent faillite dans peu de temps en ayant surdimensionné leurs besoins de puces IA par rapport à la consommation réelle de services et solutions d'IA par les utilisateurs. Mais il n'y a pas d'équivalent aujourd'hui des nouveaux opérateurs télécom de la bulle internet.
 

Pourquoi certains redoutent une dangereuse bulle spéculative pour l'IA

Actuellement, la pseudo bulle IAG vient du besoin croissant de puissance informatique pour créer et entrainer les moteurs de l'IAG, notamment pour le texte les LLMs ou grand modèles de langage. Ce qui se traduit par des énormes dépenses en infrastructure, puces et datacenters du côté des opérateurs de cloud comme Amazon, Microsoft et Google. Mais beaucoup d'autres sociétés d'informatique et de technologie développent leurs solutions d'IAG et ont également besoin des puces. La demande est énorme depuis fin 2022. Les achats massifs de puces IA par les opérateurs de cloud et d'autres comme Meta et xAi d'Elon Musk ont entrainé une pénurie depuis 2022. Les prix de ces puces sont très élevés, entre 25 K$ et 30K$ l'unité et les commandes sont énormes. Meta en aurait commandé 350,000 une dépense d'environ 9 Md$.

Le PDG de Nvidia a déclaré "Je ne pense pas que nous allons rattraper notre retard sur l’offre cette année [2024] et probablement pas l’année prochaine". Nvidia a pris une avance considérable sur ses concurrents dans les semi-conducteurs. Son expérience dans les processeurs graphiques (GPUs) qui ont servi aux jeux vidéo mais aussi aux crypto monnaies, au calcul haute performance et à la première phase de l'IA n'a cessé de croitre. Et ce sont ces puces qui sont utilisées pour l'IA et l'IAG. La domination de Nvidia est challengée par des sociétés comme AMD, Broadcom, Qualcomm, Intel et la startup Groq qui misent sur des solutions originales moins couteuses à développer et à exploiter. Comme on le voit, dans le monde de l'IA, ce n'est pas parce que "le logiciel dévore le monde " que le matériel est devenu secondaire.

En plus des puces, ces technologies évoluent très vite aussi et des approches nouvelles logicielles et algorithmiques concurrentes sont apparues comme les "petits modèles de langages" utilisant des puces standard qui pourraient baisser les couts et le ticket d'entrée. Et il y a ceux qui s'attaquent à la partie dite "inférence" des LLMs qui gère les échanges avec les utilisateurs -comme dans ChatGPT- et délivre le travail demandé. Nvidia dit que l'inférence représente 40% des LLMs et l'apprentissage 60% (la partie la plus couteuse). Il faudra encore un peu de temps pour concurrencer Nvidia qui ne dort pas sur ses lauriers et a annoncé la sortie de Blackwell, sa nouvelle puce IAG encore plus puissante. Mais la dynamique concurrentielle est lancée.

Enfin, il y a "l'apprentissage fédéré" ou collaboratif qui est une approche décentralisée de l'apprentissage machine où les modèles d'IA sont entraînés localement sur des appareils (tels que des smartphones, des objets connectés ou des PCs) sans partager les données brutes. C'est sensé être plus économique dans certains cas d'usage.
 

Les perspectives de marché pour l'IAG sont positives

Au moment de la présentation de ses résultats du 4ème trimestre 2023, le PDG de Nvidia a déclaré que "l'informatique accélérée [calcul haute performance ou HPC] et l’IAG ont atteint le point de basculement. La demande surgit dans le monde entier, dans toutes les entreprises, tous les secteurs et tous les pays. Je pense que nous sommes littéralement dans la première année d’un cycle de 10 ans de diffusion de cette technologie dans tous les secteurs." 

La demande qui justifie ces énormes investissements viendra des entreprises et organisations utilisatrices de l'IA dans toute l'économie. Certaines utiliseront de l'IA personnalisée spécialement pour elles dans le cloud, d'autres se doteront de leurs propres infrastructures pour concevoir et exploiter leurs propres développements d'IA en interne sans porosité avec l'internet grand public. Ainsi, même si certaines entreprises d'IA peuvent être surévaluées, l'impact global de l'IA sur l'économie et la société reste prometteur.

En plus des puces et des LLMs, il y a une partie critique pour l'IAG : les données. Elles servent à l'apprentissage des LLMs. Il peut y avoir une pénurie d'ici un an ou deux de données disponibles sur l'internet. Le recours à la génération artificielle de nouvelles données synthétiques par d'autres IA a révélé des anomalies pouvant conduire à une dégénérescence de l'IA et à une sorte d'empoisonnement des autres fonds documentaires. D'autres pistes techniques sont étudiées. 

On cherche aussi à obtenir l'accès aux données protégées par des droits. Actuellement des négociations vont bon train pour acquérir légalement les droits d'utilisation de fonds documentaires existants et de qualité. 

Dans ce domaine des données, Google avec tous ses services allant du moteur de recherche, à YouTube en passant par Gmail, détient probablement le plus de données récentes et historiques sur le comportement des individus et des organisations dans le monde entier ce qui lui confère un avantage mais qui reste délicat vis à vis des réglementeurs préoccupés par la protection de la vie privée et la création de positions dominantes.

Mais il y aura de nouveaux acteurs focalisés sur la constitution, l'organisation et l'optimisation de données spécialisées, sans parler des entreprises qui exploiteront leurs propres données.
 

Le financement de l'IA n'est pas de la spéculation boursière aujourd'hui

Contrairement aux sociétés dotcom du début d'internet, où de nombreuses entreprises n'avaient pas de modèle économique viable, des sociétés d'IA ont déjà démontré des applications pratiques et rentables. OpenAI, le créateur de ChatGPT a un chiffre d'affaire qui a déjà dépassé 2 Md$ annuels après un an d'existence. D'autres grands acteurs du cloud et du logiciel ont intégré l'IA dans leurs produits et poussent des offres qui sont un continuum rassurant pour les clients entreprises et institutionnels.

Une autre différence est que les gros acteurs des dotcom étaient de nouvelles sociétés sans activité installée ni rentable. Alors que les acteurs du cloud qui soutiennent l'IA aujourd'hui sont présents solidement depuis des années.

Enfin, les financements et les spéculations provenaient d'une myriade d'investisseurs dont le capital risque et par le biais d'introductions en bourse (IPOs) qui sont très peu nombreuses actuellement dans l'IA aux USA. Les IPOs attiraient des centaines de milliers d'investisseurs dans le monde entier dont des particuliers qui cherchaient à spéculer rapidement d'où la grande volatilité des actions des dotcom. On était vraiment dans une mentalité de parieurs ou de joueurs de casinos et non d'investisseurs (gambling versus investing). Alors qu'aujourd'hui le plus gros des investissements dans l'IA et l'IAG vient des big tech et d'investisseurs majeurs du capital risque.
 

Malgré l'emballement actuel, une bulle d'IAG prête à éclater n'est pas sur le radar

Bien que le battage autour de l'IA évoque les bulles spéculatives passées, il faut reconnaitre que l'IA repose sur des avancées technologiques en rupture qui offre un potentiel réel de transformation inédite et d'amélioration dans divers secteurs.

Alors que certaines entreprises d'IA peuvent être surévaluées, notamment celles qui conçoivent et développent de nouveaux LLMs, l'ensemble du domaine semble loin d'être une bulle spéculative comparable à celles des dotcom ou des télécommunications au début d'internet. Même si les risques liés notamment à des réglementations prématurées existent. 

Les investissements massifs et la forte hausse des cours des actions d'IAG ne font pas forcément une bulle qui risque d'éclater mais il peut y avoir des variations violentes avec des écarts très importants de hauts et de bas dans les deux ans à venir. Les marchés financiers aujourd'hui ne reflètent pas toujours la réalité de l'économie en se projetant sur l'avenir pour une technologie nouvelle. Des corrections importantes sont donc probables dans le futur.

Au final, malgré des similitudes superficielles avec les bulles passées, et bien que des imperfections techniques et des risques subsistent, l'IAG est LA nouvelle révolution technologique majeure, avec une adoption bien plus rapide que celle d'Internet notamment par les entreprises. Elle est poussée par des entreprises établies depuis longtemps. 

Dans ce sens, même s'il y a en effet d'emballement actuellement, une bulle d'IAG prête à éclater n'est pas sur le radar.

Georges Nahon
9 mars 2024