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Quoi de neuf dans la Silicon Valley ?

La dynamique et le paradoxe de l'IA aux US au début de 2024
par Georges Nahon

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Aux USA, le secteur de tech numérique a démarré 2024 sur un paradoxe.
 

Les très bons résultats de la tech aux USA en 2023


En effet, les résultats financiers annoncés par la grande majorité des Big Tech et Mid Tech ont été excellents, contre toute attente et malgré un tout début d'année pessimiste sur les marchés financiers. L’enthousiasme pour l’intelligence artificielle générative (IAG) a été le thème dominant pour les investisseurs en 2023. L'indice du Nasdaq Composite a bondi de 43 % sur l’année, sa deuxième meilleure performance annuelle en 15 ans.

Pourtant, malgré d'excellents résultats les actions des géants de la technologie ont glissé au lendemain de la publication de leurs résultats en janvier 2024 pour les trois derniers mois de 2023 et de leurs prévisions pour le trimestre en cours. Microsoft a perdu jusqu’à 1,6 %. Google a chuté de 6,7 % et AMD de 5,5 % selon Bloomberg. Tous trois avaient pourtant pris soin de mettre en évidence les progrès réalisés en matière d’IA.

Par exemple, dans le cas de Microsoft, le chiffre d’affaires de son cloud Azure a bondi de 30 %. La demande d’IA a augmenté ce taux de croissance de 6 %. Il s’agit d’une hausse par rapport aux 3 % du trimestre précédent, une accélération jugée pourtant très forte par certains analystes. Donc leurs attentes sont très élevées en matière de contribution de l'IA aux résultats de ces sociétés de tech et continueront de l'être en 2024.
 

Les licenciements dans la tech aux USA ont repris en 2024


Mais, et c'est un paradoxe, dans le même temps, et probablement sur la lancée de 2023, les licenciements dans la tech ont continué à vive allure. En 2023, les sociétés de la tech aux USA avaient licencié 260 000 personnes selon le site Layoffs.fyj, et le Washington Post
Et près de 25 000 employés dans la tech ont été licenciés au cours des premières semaines de 2024.

Alimentées par une demande croissante, ces entreprises ont créé 900 000 emplois entre 2019 et 2023. Mais à mesure que le boom s’est estompé après la pandémie, elles ont licencié.
Elles ont en effet annoncé de nouvelles suppressions d’emplois pour 2024, signe que la vague de licenciements observée en 2023 pourrait se prolonger car les entreprises font face à l’incertitude économique et l'instable géopolitique mondiales.

Les dirigeants des entreprises ont expliqué que cette situation est la conséquence d'une surchauffe des recrutements pendant la pandémie et aux taux d’intérêt élevés qui rendent plus difficile l’investissement dans de nouvelles entreprises. Mais il y a un autre élément qui expliquerait ce paradoxe, c'est l'émergence de l'IAG fin 2022 puis sa poussée en 2023. Il y a une coïncidence entre la fin du cycle d'expansion de la tech basé sur des taux d'intérêt très bas et la course à l'acquisition de compétences et de développements de produits destinés à une croissance sans bénéfice à tout prix, le modèle de la Silicon Valley. Il s'agit de faire face d'une part à la concurrence des acteurs partis en premier dans la course comme Microsoft/OpenAI et d'autre part de satisfaire la demande croissante des entreprises clientes pour des solutions et produits de IAG.
Il y a clairement eu une prime au premier entrant que l'on a pu sentir quand Microsoft a brièvement dépassé la capitalisation boursière d'Apple le 10 janvier 2024 avec 2,888 billions de $ US. S'en est suivi une course de vitesse entre les autres acteurs.
 

Les stratégies des big tech ont changé à cause de l'IAG


Il y a aussi eu un changement brutal et majeur de priorités dans les entreprises de tech pour se focaliser sur la IAG au détriment d'autres domaines comme la réalité augmentée ou des projets de diversification ou spéculatifs ("moonshots"). Idem coté investissements notamment par le capital risque qui a déserté les cryptos par exemple. Cela a provoqué des licenciements et curieusement simultanément des recrutements de talents rares dans l'intelligence artificielle grassement rémunérés pour les attirer.

Il y a aussi en parallèle la perception que l'IA est susceptible d'apporter des augmentations d'efficacité dans le fonctionnement interne des entreprises et ce, avec moins de personnel.
"Le secteur de la technologie pourrait être en mesure de produire beaucoup plus et d’innover beaucoup sans autant de personnes à l’avenir- c'est une des leçons de l'IA", selon un économiste de Moody’s, société connue pour ses analyses financières d'entreprises commerciales ou d'institutions étatiques.

"Il y a [aussi] un comportement grégaire dans la technologie, Les entreprises ont vu une relation directe entre les licenciements et l'augmentation du cours de leurs actions. Les licenciements semblent aider le cours de leurs actions, donc ces entreprises ne voient aucune raison de s’arrêter… c’est maintenant la nouvelle normalité."
Jeffrey Pfeffer, professeur à la business school à Stanford explique:  "Les licenciements [actuels] dans l’industrie de la technologie sont essentiellement un exemple de contagion sociale, dans laquelle les entreprises imitent ce que font les autres."… Mais au final, Wall Street applaudit ! ce n'est donc pas qu'un "jeu d'imitation"…
 

Licencier pour mieux recruter


L'appel de l'IA génératif est puissant et explique certaines des décisions.
Ainsi Mark Zuckerberg, PDG de Meta, a déclaré que son entreprise devait licencier des employés et contrôler les coûts "afin que nous puissions investir dans ces visions ambitieuses à long terme autour de l'IA ". Il parle beaucoup moins de ses énormes paris passés dans le métavers et les mondes virtuels qu'il a l'air d'avoir réduits au profit de l'IAG.

Il y a trois facteurs qui permettent de mieux comprendre ce qui se passe autour de l'IA dans le monde de la tech aux USA :

D'abord les coûts d'infrastructure pour l'IAG sont énormes et ont dépassé en peu de temps tout ce que l'on connaissait dans ce domaine notamment avec le cloud computing et ses datacenters.

Deuxièmement il y a urgence à acquérir des compétences en recrutant des experts qui sont rares par nature, donc chers.

Enfin, on sent bien qu'il y a urgence tout court, beaucoup de ces sociétés ont été prises de cours par l'IAG et ont dû revoir toute leur stratégie - d'où la série d'investissements massifs des Big Tech dans des startups d'IA, coupant souvent l'herbe sous le pied aux sociétés de capital-risque en espérant aussi barrer la route à leurs concurrents. Ce qui a son tour a provoqué une inflation dans la valorisation des meilleures startups de l'IA partout dans le monde du fait aussi de leur rareté actuelle.

Comme le disait le New York Times, "Aujourd’hui, au lieu d’embaucher des milliers de personnes chaque trimestre, les entreprises dépensent des milliards pour développer une technologie d'IA qui, selon elles, pourrait un jour valoir des milliards de dollars."

Le rétrécissement actuel par les big tech de l'accès au financement des startups d'IAG a conduit les sociétés de capital-risque à conserver des réserves très importantes de capitaux non utilisés ("dry power" de 300 milliards de $). C'est aussi parce que la montée des taux d'intérêt a réduit les refinancements de start-ups existantes à court de liquidités (financées initialement par de l'argent quasi gratuit), parce que le capital-risque ne voulait plus prendre de risques, que beaucoup ont dû mettre la clef sous la porte. On leur demandait subitement de devenir rentables très vite après avoir misé sur leur stratégie de croissance à tout prix (et sans bénéfice). Les fermetures de start-up ont doublé en 2023, selon PitchBook.
 

La domination de Nvidia dans les puces IA et l'évolution de l'offre


La botte secrète de l'IA qui favorise des sociétés clientes riches est le prix très élevé des puces IA spécialisés dont la société Nvidia détiendrait environ 80% du marché. Ces puces servent à construire des datacenters capables d'entrainer et de faire tourner les algorithmes spéciaux de l'IAG notamment les LLM, les grands modèles linguistiques.

Les entreprises qui veulent exploiter ce type de services dans le cloud dépensent des milliards de dollars pour ces puces et les infrastructures associées.
D’ici la fin de l’année, Meta prévoit d’avoir acheté 350 000 puces spécialisées de Nvidia, qui coûtent environ 30 000 dollars chacune. Selon Reuters, Nvidia voudrait aussi concevoir et fabriquer des puces IA sur mesure pour les entreprises de cloud computing et autres, un marché de 30 mds $. Ce marché naissant de l'IAG voit le rôle des acteurs évoluer rapidement dans le domaine des algorithmes et LLMs et aussi dans le domaine des puces IA. Plusieurs hyperscalers du cloud et autres big tech ont en effet déjà développé leurs propres puces IA en complément de celle de Nvidia et peut-être aussi pour les remplacer le moment venu.

Le marché pour les puces d’IA personnalisées est donc en pleine croissance et Nvidia cherche à se protéger du risque de voir un nombre croissant d’entreprises rechercher des alternatives à ses produits. Et Nvidia semble vouloir aussi se positionner dans la mise à disposition de sa technologie pour le cloud, la 5G, l'automobile et les jeux vidéo. Elle serait par exemple en discussion avec Ericsson, pour concevoir et fabriquer une puce sans fil qui inclut la technologie de GPU de traitement graphique (GPU) utilisé pour l'IA. En concurrence avec des acteurs incombant comme Qualcomm.
 

Scepticisme et optimisme sur l'avenir de l'IAG au début de 2024


Dans l'optimisme ambiant autour de l'IAG, l'opinion des sceptiques est intéressante à prendre en compte.

Dans Wired magazine, le patron du cloud d'Amazon par exemple explique que beaucoup de sociétés d'IA sont surfaites. Et que le battage médiatique a pour conséquence que les dirigeants et les conseils d’administration des entreprises sont actuellement sous pression pour explorer et expérimenter l'IAG. Par exemple se pose la question de savoir comment choisir quelles preuves de concept POCs en cours d'expérimentation il faudrait déployer ? Car ils commencent à se rendre compte que cela peut coûter très cher une fois qu’ils entrent en production.

En effet, la technologie peut être coûteuse à déployer en raison des nombreuses puces d'IA très puissantes et onéreuses requises pour les projets d’IA générative. Donc une bonne partie de ces POCs risqueraient de ne pas être déployés.  

Alors, quand le patron du cloud d'Amazon, qui est une voix qui compte beaucoup dans l'IA, exprime sa réserve sur l'IAG, il vaut mieux en tenir compte. Car comme le disait un spécialiste de l'IA, lorsque les vendeurs de pioches et de pelles disent qu’il n’y a peut-être pas autant d’or qu’on l’espérait, nous devrions les écouter.

Mais il y a les optimistes qui sont aujourd'hui les plus nombreux. Certains analystes pensent en effet que les suppressions d’emplois sont pour la plupart terminées et que les prochains mois devraient apporter de bonnes nouvelles dans l'IAG. Il y aura d'heureux bénéficiaires, mais aussi des entreprises qui vont se trouver du mauvais côté. Elles vont devoir réduire les coûts dans les domaines qui ne génèrent pas de revenus et redoubler d’efforts sur l’IA. Il s’agit plus d’une réaffectation qu’autre chose, car 95 % de la réduction des coûts serait déjà assez largement effectuée selon Dan Ives de Wedbush.
 

Les risques d'explosion de la "bulle" de l'IAG sont probablement exagérés


Le passage à l'IA a un impact important sur la consommation de technologies de l'information, et se traduit par la réaffectation des emplois et de nombreux changements et re-priorisations de projets. Mais l’augmentation de la demande de logiciels d’entreprise et de cyber-sécurité, ainsi qu'autour des grands projets d’IA, devraient doper les développements en IT en 2024 et profiter à l'IAG.
La monétisation de l’IAG devrait commencer suite à la vague positive qui a débuté à l’été 2023.
Il y a lieu d'être confiant et optimiste en 2024 pour ce qui est de l'IAG. Notamment parce que l'innovation et l'entreprenariat dans ce secteur sont très dynamiques. Et les investissements y sont élevés et en croissance.

Mais sa vitesse de croisière sera atteinte dans les années qui viennent et pas en quelques mois.

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Georges Nahon. 11 février 2024
 
Sources: Wall Street Journal, Washington Pots, Reuters, Bloomberg, the Guardian, the NY, The Financial Times, Wired, NPR National Public Radio, Times of India, Wedbush, plusieurs sources de sociétés de capital-risque américaines.